Stratégie de développement des compétences vue par la filière Textiles Mode Cuirs en Europe

Aux moments de crise, ce n’est pas contre un ennemi extérieur qu’on lutte,
mais toujours contre son propre corps - Georges Orwell, 1984

Conclusions des échanges de la conférence « Fashion world’s challenge » et de la réunion technique du projet S4TCLF 
22-23 janvier 2019

En écho avec la réforme française de la formation professionnelle en faveur d’une « société des compétences » plus autonome et responsabilisée, observons ce qui ce passe chez nos voisins européens, dans une filière économique qui renoue avec une vigueur retrouvée, dopée par les effets des transformations numérique et énergétique. 

Nommée « Textiles Clothing Leather Footwear – TCLF » dans les travaux de recherche et les instances administratives européennes, nous conserverons dans cette note son appellation commune française : « Textiles Mode Cuirs – TMC ». 

1. Filière TMC : 600 000 postes à pourvoir à horizon 2025 en Europe 

En ouverture de la conférence « Fashion world’s challenge » qui s’est tenue à Porto les 22 et 23 janvier 2019, Antonio Braz Costa, directeur général de CITEVE, centre technologique du Textile et de l’Habillement au Portugal, indique qu’ « après des années de politiques de développement de la filière axée sur la délocalisation de la production dans les pays à bas coûts de main d’œuvre, la principale préoccupation des entreprises TMC est devenue aujourd’hui le recrutement et la formation de nouvelles ressources humaines ».

Et de s’interroger, « mais où sont les futures forces vives de notre filière ? ».

Derrière cette question, des facteurs de changement qui sont autant d’électrochocs pour les entreprises :

  • La pyramide des âges de la filière annonçait de longue date une vague de départs en retraite sans précédent, mais la capacité à recruter, former et fidéliser les jeunes générations avait été sous-estimée ;
  • Un besoin de compétences « hybrides », alliant
    • la capacité d’évaluation des situations et de prise des décisions des « baby-boomers » et de la génération « x » ;
    • l’agilité et l’appétence des « millenials » pour les nouvelles technologies ;
    • pour des savoir-faire nouveaux, entre tradition et modernité.
  • Une offre de formation professionnelle initiale et continue qui s’est réduite à peau de chagrin au fil des dernières décennies marquées par la décroissance de la filière…
  • …versus une demande croissante de produits et services TMC à plus haute valeur ajoutée.

Le réveil est brutal pour des entreprises empêtrées dans l’activité au quotidien, des entreprises souvent de petite et moyenne tailles. Fort heureusement, c’est souvent en situation de crise, que les idées et solutions les plus innovantes émergent.

Et la filière n’en manque pas, et met ainsi en œuvre programmes et plans d’action régionaux, nationaux et européens pour « l’attractivité de la filière », à grand renfort de campagnes medias pour annoncer l’ouverture des recrutements : plus de 600 000 postes à pourvoir à horizon 2025 en Europe selon la dernière étude du CEDEFOP ! Pourtant, les forces vives ne semblent pas se ruer dans les entreprises…

2. Electrochocs pour un réel changement d’état d’esprit : « Voulons-nous de carrières dans l’industrie Textile Mode Cuirs pour nos enfants ? »

La question est à nouveau posée par Antonio Braz Costa, et suivie par un rappel des niveaux de rémunérations minimum appliqués aux emplois les plus courants – et ouverts aux recrutements : environ 650 euros par mois au Portugal. Silence parmi les participants de la conférence…

Ajoutons à ces conditions de travail peu attrayantes, l’image dégradée d’une filière guidée par des politiques de délocalisations, avec son lot de pertes massives d’emploi depuis les années 70

Lors de la table ronde sur le thème «  Compétences, qualifications et emplois, convergences et divergences », les dirigeants d’entreprises textiles présents ont partagé un même diagnostic pour ce problème d’attractivité de la filière : la responsabilité incombe aux entreprises de redorer le blason de leur filière

Dans un nouvel état d’esprit de reconquête, Miguel Pedrosa Rodrigues, dirigeant de l’entreprise Textile Pedrosa & Rodrigues a présenté l’ensemble des actions RH mises en œuvre pour favoriser le recrutement et la fidélisation de ses salariés, ainsi que leur formation :

  • Organisation du travail : travail en mode « projets » (évolution fonctionnelle) ; flexibilité des horaires (nouveauté pour le secteur) ; possibilité de télétravail (également appelé « salaire émotionnel ») ; possibilité de congés sabbatiques (liberté d’action dans la gestion de leur trajectoire professionnelle attirante pour les jeunes) ;
  • Formation : mentorat inversé ; programme Erasmus+ à disposition des salariés ; bourse d’entreprise pour des projets de formation des salariés en lien avec les activités de l’entreprises ;
  • Qualité de vie au travail : prise en charge des frais de garde d’enfants ; mise à disposition d’une salle de sport ; réductions sur des abonnements sportifs, culturels etc. …

Autant d’actions RH qui ne sont pas toujours visibles à l’extérieur de l’entreprise et qu’il est important de « faire-savoir » ! Ces actions ont fait écho aux expérimentations en cours en France dans le cadre de l’EDEC (Engagement pour le Développement des Emplois et des Compétences) signé par les branches TMC, le ministère du travail et Opcalia, en faveur de la transformation numérique des TPME. L’une de ces expérimentations concerne le développement de la « Marque Employeur » des entreprises, que l’on pourrait définir comme la somme des atouts et actions RH à destination des salariés.

In fine, c’est bien l’alliance des forces de chacune des entreprise qui constituera le socle de l’attractivité d’une filière dans son ensemble. Et la montagne ne sera pas encore atteinte, car demeure le chantier des compétences…

3. Une alliance des forces européennes pour le développement de nouvelles compétences TMC

Combien d’étudiants sont formés aux métiers du textile et de l’habillement en Europe ? Les estimations de CITEVE les situent aux alentours de quelques milliers, un nombre bien insuffisant pour les 600 000 places qui vont se libérer à horizon 2025, selon le CEDEFOP.

Un arrêt sur image sur la composition des emplois TMC en Europe, et des modifications qu’ils vont connaitre d’ici 2025, présenté par Rob Senden, dirigeant de l’organisme de formation belge IVOC (sur base des chiffre du CEDEFOP) :

  • Emplois avec bas niveaux de qualifications : + 41 000 recrutements / - 294 000 emplois ; principalement en raison des investissements dans l’automatisation et la cobotique qui vont réduire les tâches à faible valeur ajoutée ;
  • Emplois avec niveaux de qualifications intermédiaires : + 347 000 recrutements / - 132 000 emplois
  • Emplois avec hauts niveaux de qualification : + 223 000 / pas de perte d’emplois

Les besoins en recrutement vont donc concerner principalement les métiers à niveaux intermédiaires de type « technicien» et hauts niveaux de type « ingénieur ». Les plus fortes pertes d’emplois vont concerner les plus bas niveaux de qualification. Que faire pour ces derniers ? L’enjeu du programme européen Blueprint « Smart Skills for TCLF – S4TCL » vise bien la montée en compétences ou « upskilling » de ces derniers vers les niveaux intermédiaires/hauts, à l’aide de nouveaux parcours de formation professionnelle répondant aux tendances d’évolution des activités TMC.

Au programme du projet « S4TCLF » présenté par son coordinateur général Lutz Walter, délégué d’Euratex :

  1. L’analyse des besoins en compétences des entreprises, à partir de campagnes de recherche et d’entretiens qualitatifs avec les entreprises et les acteurs de la formation professionnelle TMC de neuf pays européens (voir ci-dessous le projet en détail) ;
  2. A partir de cette analyse, l’ingénierie de huit nouveaux modules de formation intégrant les attentes en matière de transformations numérique et énergétique
  3. L’expérimentation dans les entreprises de ces modules, leur évaluation et amélioration continues
  4. Le déploiement de ces modules à travers l’Europe, en faveur d’une plus grande mobilité des travailleurs, à l’aide d’un même langage des compétences.

En conclusion, les échanges de la conférence « Fashion world’s challenge » et la réunion technique du projet S4TCLF qui a suivi ont posé les jalons d’une alliance européenne TMC en faveur des emplois et des compétences de la filière. Les travaux seront européens, avec des implications aux niveaux national et local.

Toutefois, il s’agira bien de projets d’entreprises, d’une part, engageant leur vision stratégique et leurs valeurs, et de projets de salariés, d’autre part, soucieux d’acquérir de nouvelles compétences et garantir ainsi leur employabilité. Un travail d’équipeS !